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Histoires d’une image • Le Monde


Par monts et in-octavo

D’un côté, le rat de bibliothèque qui secoue la poussière et racle le champignon des grimoires ; de l’autre, l’écrivain voyageur qui soulève la poussière et cuisine sous sa tente la chanterelle des chemins. D’une part, l’homme de cabinet, entre ses quatre murs plaqués d’acajou, tirant de sa pipe des ronds de fumée ; d’autre part, l’homme de terrain, sur fond de baobabs, coiffé du panache de fumée d’un cargo transatlantique. A ma gauche, le sédentaire qui compulse, collationne, collige ; à ma droite, à moins qu’il ne soit déjà plus qu’un point à l’horizon, le nomade qui s’éloigne. Existeraient donc ces deux catégories d’auteurs irréconciliables. Or, comme tout ce qui relève de la caricature et de l’extrapolation abusive, ce n’est pas tout à fait faux.

Il y a bien les partisans de l’immobilité et les adeptes du mouvement. Ceux qui écrivent verticalement, sur place, en comptant sur leur force d’inertie et sur leur poids pour approfondir leur sujet ; et ceux qui écrivent horizontalement, qui balayent la surface et dont la curiosité court d’un bord à l’autre du monde. Puis il existe une troisième catégorie d’auteurs qui est constituée de Nicolas Bouvier (1929-1998). Celui-ci, principalement connu pour son Usage du monde (1963), bréviaire des écrivains évadés du cloître, se considérait lui-même tout autant comme un iconographe, c’est-à-dire un« chasseur d’images (…), métier aussi répandu que celui de charmeur de rats. »

Iconographe, telle fut véritablement l’une des professions de l’écrivain genevois, notamment pour le compte de l’OMS entre 1958 et 1963, mais cette passion remonte à l’enfance. C’est en rêvant sur des atlas et des cartes de géographie que Nicolas Bouvier sentit naître sa vocation paradoxale de rat de bibliothèque voyageur. Le document en effet le fascinait tout autant que le monde décrit par celui-ci. Il y avait la destination lointaine, les noms fabuleux, l’impatience de se transporter pour de bon sur ces cimes, dans ces déserts. Et puis, il y avait le dessin, les encrages, le poids du volume, le pur objet de contemplation statique. En même temps que le goût du voyage, vint au jeune garçon celui de l’image.

De 1992 à 1997, Nicolas Bouvier écrivit une chronique pour Le Temps stratégique,magazine suisse dont il était également l’iconographe. Histoires d’une imagerassemble ces textes qui ont tous pour origine une illustration provenant de sa collection personnelle. A force de courir les musées régionaux aussi bien que les bibliothèques nationales, Nicolas Bouvier s’était constitué en effet un fonds de photographies riche de plusieurs dizaines de milliers d’images : estampes, planches naturalistes, miniatures orientales, caricatures et même des sacs de blé frappés de leur marque. Nous pensons à l’Alchimie du verbe, de Rimbaud : « J’aimais les peintures idiotes (…), toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires », grâce à quoi le poète peut se vanter « de posséder tous les paysages possibles ».

Dans L’Usage du monde, les dessins de son compagnon de voyage, le peintre Thierry Vernet, illustrent le récit de Bouvier. Mais, pour ces chroniques, les images suscitent elles-mêmes un texte, lequel s’ouvre souvent sur une anecdote puis se nourrit de considérations historiques ou ethnologiques qui témoignent de la grande culture de l’auteur. Pas de méprise, si Nicolas Bouvier aime partir, jamais il ne la ramène. Il a l’humeur malicieuse. Epinglant la reproduction d’un fantôme d’Hokusai, il décrit la canicule sur Tokyo et ses habitants trop pauvres pour s’offrir des vacances dans les fraîches hauteurs de Nagano, assoiffés de films d’épouvante, n’ayant plus que le cinéma pour « se donner le frisson » et « se glacer le sang ». La lame d’un tarot vénitien du XVe siècle représentant un astrologue et son élève coiffés d’un croissant de lune aussi large que le ciel est pour l’auteur l’occasion de plaindre notre satellite, toujours relégué « derrière la forêt, le Taj Mahal, la cheminée d’usine ou les mâtures à peine balancées des grands voiliers à l’ancre » et qui pourrait bien en conséquence lâcher un jour la Terre pour une planète qui lui laisserait « l’avant-scène au moins une fois par révolution ».

Et quelle phrase tenue, élégante ! Jamais vaine non plus, la méditation teintée d’ironie qu’inspirent à l’auteur les scènes qu’il relate à la manière d’un fabuliste un peu surpris sans doute que ce monde soit pourtant bien réel. Impressionné par le dessin d’un sorcier à califourchon sur un balai, il se lève pour fermer sa fenêtre : « Pas de visites indésirables. » Car en effet, si ce monde est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas ? « S’il est un autre monde, il est dans celui-ci », lui souffle Eluard.

« Tuer, découvrir, observer, guérir sont les pulsions majeures qui nous gouvernent »,ce qui explique pourquoi l’art militaire, les explorations, la zoologie et la médecine nous offrent les plus belles images. « A quoi il faudrait ajouter l’Eros mais, jusqu’à la fin du XIXe, les veuves des artistes allumaient le poêle avec les érotiques de leurs époux. »Grâce à Nicolas Bouvier, au moins aurons-nous aimé un peu ce monde avant qu’il ne soit à son tour réduit en cendres.